LES DEBUTS DE LA FRANC-MACONNERIE A LA REUNION

Par Claude WANQUET

Professeur au Centre Universitaire de La Réunion Université Française de l’Océan Indien

 

« Ils allaient nu-pieds, s’habillaient de toile bleue; et vivaient de riz et de café ; ils ne tiraient presque rien de l’Europe, content de vivre sans luxe, pourvu qu’ils vécussent sans besoins ». Cette image des premiers Réunionnais, chère à Bernardin de Saint-Pierre a eu la vie dure. Toute une tradition historiographique, essentiellement mauricienne, a complaisamment opposé l’ouverture d’esprit et la connaissance de la culture européenne des gens de Port-Louis à l’heureuse « simplicité » des habitants de Bourbon. Dans un récent ouvrage,

  1. Toussaint écrit encore que si La Réunion n’établit sa première constitution qu’en juillet 1793, contre avril 1791 pour l’Ile de France, c’est parce qu’elle « comptait moins de légistes expérimentés que l’ile voisine ».

 

Cette explication est tout à fait inadéquate. Et si l’on ne peut nier l’ignorance et l’analphabétisme de la majorité des Réunionnais à la fin du XVIIIe siècle (comme d’ailleurs de la majorité des Français d’alors), une étude approfondie de la Révolution locale révèle clairement l’existence d’une élite cultivée, nourrie de l’esprit des Lumières et dotée d’une maturité politique étonnante dans un monde quasiment dépourvu de tout équipement scolaire.

 

Indéniablement les idées et débats qui passionnaient l’Europe cultivée avaient pénétré dans l’île bien avant 1789. Par le biais des livres sans doute, et quelques sondages dans les archives notariales nous ont permis de vérifier l’existence de certaines bibliothèques privées assez remarquables. Par le relais également de la Franc-Maçonnerie, comme ce travail tendra à le démontrer sans prétendre pour cela rouvrir le vieux et stérile débat sur l’influence plus ou moins directe de la Maçonnerie sur la Révolution.

 

Grâce à la compréhension des officiers de la loge « L’Amitié » nous avons pu avoir accès aux premières archives maçonniques de l’île et notre étude repose pour une grande part sur le dépouillement du registre des tenues de la loge « La Parfaite Harmonie » entre février 1777 (date de sa création) et septembre 1781. Ce registre permet de suivre avec beaucoup de précision la croissance des effectifs de Maçons, car toutes les affiliations et initiations s’y trouvent mentionnées. Malheureusement il est très laconique pour ne pas dire muet, sur la nature des travaux effectués en atelier. Et surtout il est le seul de la fin du XVIIIe siècle arrivé jusqu’à nous.

 

Il nous a toutefois été possible de combler partiellement le vide qui existe entre 1781 et le début du XIXe siècle grâce aux allusions à la Maçonnerie glanées tout au long de nos recherches sur l’histoire révolutionnaire dans les archives réunionnaises ou mauriciennes ; grâce aussi aux intéressants travaux d’E. Vigoureux, de Kermorvan et P. FONTANA; grâce enfin aux renseignements fournis par les très riches études d’Alain Le Bihan sur la Maçonnerie à la fin du XVIIIe siècle.

 

I – NAISSANCE DE « LA PARFAITE HARM0NIE », PREMIERE LOGE DES MASCAREIGNES

 

Depuis la parution, en 1723, des Constitutions d’Anderson, de nombreux maçons ont joué, à titre individuel, un rôle important dans les Mascareignes. Le plus notoire a été La Bourdonnais. La Maçonnerie a également recruté dans les îles de nouveaux adhérents, par communication d’initiés de passage, généralement des officiers de marine, ce qui explique la mention « reçu à la loge St-Jean de Bourbon » accolée au nom de plusieurs dignitaires de la première loge dionysienne.

 

Cependant le véritable essor de la Maçonnerie commence aux Mascareignes le

13 février 1777 quand Eléonore Perrier de Salvert, enseigne des vaisseaux du Roi, ouvre à Saint-Denis les travaux de « La Parfaite Harmonie », première loge d’une île où, selon son fondateur, « la bonne foi et la candeur des premiers âges se retrouvent pour le bonheur de l’humanité ».

 

Perrier de Salvert, lui-même Rose-Croix, appartient à la loge « L’Heureuse rencontre » de Brest. Il a reçu patente du Grand-Orient de France, en date du 23 janvier 1776, « pour régulariser et même constituer des loges dans la partie des Indes ». Les officiers de la loge nouvelle sont :

–             François Joseph Deschamps, Vénérable p chirurgien-major, reçu à la loge « St. Jean » de la Guyane en 1764.

–             Laurent Lambert Fréon, premier surveillant, deuxième conseiller au Conseil Supérieur de Bourbon, reçu à la loge « St. Pierre » à Paris en 1760.

–             François Dessalles, deuxième surveillant, officier de marine, reçu à la loge « L’Union » de Chandernagor en 1773.

–             François Bourdier, orateur, ingénieur, reçu à la loge « St. Jean », au Cap de Bonne Espérance en 1773.

–             Gilles Tanquerey, secrétaire, employé du Roy, reçu à la loge « Ste-Geneviève » de Nantes en 1770.

–             Jean-Baptiste De Villarmoy, maitre des cérémonies, habitant, reçu à la loge « St. Jean » de Bourbon en 1744.

–             Jean-Baptiste Roudic, thuileur (ou couvreur), ancien conseiller, reçu à la loge « St. Jean » de Bourbon en 1744.

–             Le chevalier Jean-Baptiste Bancks, hospitalier, arpenteur du Roy, reçu à la loge « La Concorde » de 1’isle en 1 762.

–             Jacques Desmanières, trésorier, habitant, reçu à la loge « St. Jean » de Bourbon en 1 763.

 

Ce qui frappe surtout dans cette liste de dignitaires c’est la diversité de leurs origines et des lieux de leur initiation. Ceci correspond tout à fait à la vocation universelle de la Franc-Maçonnerie et confirme ce que l’on sait de la diffusion de ses idéaux dans le monde colonial par une élite d’administrateurs et de marins.

 

II – LE CONTEXTE ECONOMIQUE ET SOCIAL, BOURBON A L’EPOQUE ROYALE

 

Lorsque se crée « La Parfaite Harmonie » cela fait 10 ans que l’administration royale a pris la direction de Bourbon. Une administration qui malgré certains défauts en particulier l’insuffisance, la nonchalance ou la vénalité de son petit personnel se montre éclairée et soucieuse du progrès de l’ile. Beaucoup plus en tout cas que celle des dernières années de la Compagnie des Indes qui s’est usée dans la désastreuse guerre de 7 ans et a laissé l’ile dans un état lamentable sur le plan économique et surtout financier.

 

L’administration royale a tout d’abord encouragé le progrès démographique. Selon un recensement officiel (certainement très inférieur à la réalité) Bourbon possède en 1777, 35 069 habitants soit 8 785 de plus que 10 ans plus tôt. Dans cette population les libres ne sont que 6 612, dont seulement 397 de couleur. Les esclaves au nombre de 28 457 (7 410 de plus qu6en 1767) représentent donc plus de 80% de la population.

 

Un gros effort a également été mené par l’administration royale pour développer l’économie insulaire. Celle-ci, presque exclusivement agricole, présente un équilibre assez remarquable entre les cultures vivrières et les cultures spéculatives. Dans tous les quartiers le maïs – nourriture de base des esclaves – domine. Mais l’ile fournit également en abondance un blé de bonne qualité (quartiers de la Rivière d’abord et, secondairement, de Sainte-Suzanne) et des légumes très utiles pour le ravitaillement des navires de passage. Elle possède aussi des rizières dans les régions de l’Etang Saint-Paul ou de Saint-André.

 

Toutefois ce sont les cultures spéculatives qui continuent à faire la réputation internationale de l’ile. Le café, dont la production, après s’être effondrée aux environs d’1 million de livres en 1765, retrouve et même dépasse à la fin de l’époque royale les 215 millions de livres atteints en 1745, grâce à la politique d’ouverture commerciale et de libéralisation des prix pratiqués par les nouveaux dirigeants. Les « épiceries » essentiellement, le girofle et la cannelle, le grand espoir de l’époque, pour lesquelles se passionnent des administrateurs comme Poivre ou Crémant ou des « habitants » comme Sicre de Fontbrune ou Joseph Hubert, botaniste autodidacte de génie et créateur, en 1785, du nouveau quartier de Saint-Joseph. Le coton, enfin, dont le démarrage a été plus tardif mais qui va connaitre, surtout dans la région de Saint-Paul, un véritable boom à la fin de l’Ancien Régime, lié vraisemblablement à l’accroissement de la demande de l’industrie métropolitaine qui commence à se mécaniser.

 

A cette date, la canne à sucre ne tient en revanche qu’un rôle modeste. Elle croit naturellement dans l’île et depuis longtemps sert à la fabrication du fangourin, un alcool dont la population est très friande. Mais la première sucrerie lancée en 1784 à Saint-Benoit par Laisné de Beaulieu, après des débuts prometteurs, sera anéantie quatre ans plus tard par un cyclone. Et la canne parait alors une culture sans grand avenir, à cause du trop grand morcellement des terres, du manque de capitaux, de la rareté de l’eau indispensable aux moulins à sucre et surtout de la concurrence des Antilles, particulièrement de Saint-Domingue.

 

En définitive l’économie bourbonnaise apparaît à la fin de l’époque royale relativement prospère. La production vivrière non seulement couvre les besoins locaux mais encore permet de larges exportations vers l’Ile de France (dont Bourbon est « la nourrice ») et même, à l’occasion de certaines crises, vers des contrées plus lointaines de l’Océan Indien (Le Mozambique, le Cap et durant la guerre d’indépendance américaine l’Inde). Les épices, le coton et surtout le café sont recherchés par des négociants non seulement métropolitains mais venus d’horizons très divers (en particulier des Américains dont le commerce avec les Mascareignes connaitra un remarquable essor dans les décennies suivantes).

 

 

Administrateurs et mémorialistes sont donc unanimes à souligner l’impression générale de prospérité que commence par donner l’ile. Mais avec la même unanimité ils remarquent qu’il s’agit d’une prospérité fragile, toujours à la merci d’une catastrophe naturelle et surtout très inégalement répartie. Ils sont en effet frappés par la médiocrité des conditions d’existence et même, très souvent, par la véritable misère de la plus grande masse des habitants. Celles-ci sont confirmées par les statistiques que l’on peut dresser à partir de certaines données chiffrées, comme un tableau récapitulatif des fortunes des colons en esclaves, établi en 1795 pour des raisons fiscales.

 

On constate à cette date que la moyenne d’esclaves par propriétaire est d’environ 15. Mais

47,4 % des propriétaires ont de 1 à 5 esclaves

18.1 % des propriétaires ont de 5 à 10 esclaves

75.0 % des propriétaires ont moins de 1 5 esclaves

alors que 2,11 % en ont plus de 100.

 

 

Finalement 10 % des habitants possèdent 50 % des esclaves et 90 % se partagent le reste. Et la masse des pauvres est plus importante encore que ne l’indiquent ces chiffres, puisqu’ils ne tiennent pas compte des gens qui n’ont aucun esclave, de ces vagabonds, « gens sans aveu », « enfants trouvés », déserteurs, dont les textes parlent abondamment. En marge de la société rurale traditionnelle, ces individus représentant un groupe difficile à évaluer mais considéré comme inquiétant et potentiellement dangereux.

 

Il existe donc un véritable malaise social dans l’île, en rapport avec la cherté de l’existence, la carence et le coût élevé de nombreux produits (comme par exemple les produits de l’élevage ou les denrées industrielles importées), l’exploitation des Bourbonnais par les négociants de l’Ile de France … Déjà le problème des petits Blancs sans terre et sans qualification se pose de façon aiguë.

 

Mais la crainte que ressentent le plus les responsables et les simples témoins, est celle d’une vaste révolte servile. Car même si, de l’avis de tous les contemporains, le système esclavagiste est plus modéré aux Mascareignes que dans les colonies américaines, la messe des esclaves représente pour les possédants une formidable inconnue. Et quelques « complots » (en 1769 ou en 1779), quoique très rudimentaires et durement réprimés, rappellent que tout l’édifice social repose sur la peur et la terreur.

 

Inquiets pour la survie de leurs privilèges, les possédants sont aussi très souvent découragés par l’indifférence ou l’incompréhension dont témoignent les bureaux ministériels en face de leurs problèmes. Ils souffrent de l’insuffisance des moyens techniques et surtout financiers mis à leur disposition par une Monarchie qui n’arrive pas à concilier les ambitions de sa politique de prestige dans l’océan Indien avec ses constantes recommandations d’être économe. La faillite de multiples projets de développement, par exemple dans le domaine portuaire, exaspère des colons qui se plaignent surtout de n’avoir aucune possibilité d’expression politique. Car les Bourbonnais n’ont ni assemblée locale, ni député à Versailles, pour pouvoir faire entendre leurs doléances et leurs aspirations.

Cette situation contraignante crée un climat certain de tension mais elle s’avère vraisemblablement favorable au développement de la Franc-Maçonnerie.

 

 

III – ESSOR ET ACTIVITE DE LA MACONNERIE A L’EPOQUE ROYALE

 

Le succès de « La Parfaite Harmonie » s’affirme très vite puisqu’elle compte, dès juin 1778, 35 affiliés. Son rayonnement dépasse le cadre insulaire. L’un de ses dignitaires, Pierre Ryel de Beurnonville, major de la milice plus tard ministre de la guerre (sous la Législative en 1792), maréchal et Grand Maitre adjoint du Grand Orient de France  vénérable de la loge en 1780, a été élu en 1778 Grand Maître National de toutes les loges de l’Inde. En tant que Grande Loge Provinciale,

 

« La Parfaite Harmonie » a juridiction sur sa filiale, « La Triple Espérance » de Port-Louis, à laquelle trois de ses officiers sont venus donner naissance en 1778. Ainsi dans le domaine de la Maçonnerie, Bourbon retrouve la prééminence

qu’elle avait eue à l’origine sur l ‘Ile de France et qu’elle se plaint amèrement d’avoir perdue.

 

D’une manière plus générale, le développement du mouvement maçonnique se traduit par l’ouverture de deux nouvelles loges dans l’île: en 1779, à Saint-Paul, « L’Heureuse Rencontre » et en 1784, à Saint-Benoît, « La Triple Union » qui aura une bonne centaine d’adhérents en 1789. Tandis qu’à l’Ile de France apparaissent, entre 1786 et 1792 la loge « des ‘Vingt et un », celle des « 15 Artistes », des « Amis Cultivateurs », de « La Paix ».

 

Aux tenues de « La Parfaite Harmonie » se pressent :

– des gouverneurs : le baron de Sauville (qui est prince de Jérusalem, Charpentier de Cossigny

– des ordonnateurs (qui dirigent tout le secteur économique et financier) :

Matais de Narbonne, Thibault de Chamvalon, Duvergé

– une foule d’employés responsables de divers services : Gourel de Saint-Perne (contrôleur de la marine), Bancks (arpenteur), Desfosse (:capitaine de port), Bourdier (ingénieur), Delahogue, De Saint-Rémy, Lefebvre de Chantraine, C.P. Matais, Bellier de Villentroy, Nairac (gardes-magasins), Broutin Désorcher (trésorier), Jourdan (apothicaire-major) …

– des commandants de quartier, tel Parny (commandant de Saint-Paul), parent du poète qui est lui-même Maçon et dont la dernière œuvre s’intitulera « Les Roses Croix »

– beaucoup d’officiers : des marins, qui représentent les plus nombreux des frères visiteurs ; des officiers de la milice (comme Rônsin, Léon, le chevalier De Tourris), de l’artillerie (tel Louis Deville) ou des Volontaires de Bourbon (comme Lin Lagourgue)

– de très nombreux magistrats et gens de robe ; presque tous les membres ou anciens membres du Conseil supérieur : Greslan, Fréon, Grinne, Roudie, Desruisseaux, Dusauzey ; de nombreux avocats, notaires et huissiers: Bertrand, Chauvet, Demars

 

Il serait anachronique attribuer à « La Parfaite Harmonie », comme d’ailleurs à l’ensemble de la Maçonnerie de l’époque, un caractère anticlérical. Au contraire Collin, curé de Sainte-Marie, est membre du chapitre et paye ses quotités en célébrant chaque année, à l’intention de ses frères Maçons, la messe des morts

et celle de la Saint-Jean. Et en 1781 une planche du Vénérable rappelle aux membres de la loge qu’ils sont « tenus d’assister » à la messe paroissiale.

 

La Maçonnerie est-elle bien représentative de l’opinion insulaire? A première vue on peut en douter car la proportion de créoles authentiques parmi les adhérents de « La Parfaite Harmonie » paraît minime. Deux seulement des neuf premiers dignitaires, Jean-Baptiste de Villarmoy et Jacques Desmanières sont dits « habitants » ; et il est rare, par la suite, de voir figurer, à côté du nom d’un nouveau membre, la mention « natif de Bourbon ». Mais, d’une part, le lieu de naissance des adhérents n’est pas toujours indiqué, d’autre part, il est bien évident que des gens comme Fréon et Greslan, respectivement arrivés dans l’île en 1767 et 1769, qui y ont acheté des terres, s’y sont mariés et ont fondé des familles, peuvent être considérés comme de bons représentants de l’opinion créole dans sa frange la plus éclairée. Opposer une Franc-Maçonnerie d’importation à un milieu créole hostile nous paraîtrait une vue de l’esprit. Des liens existent au contraire entre eux comme le prouve le cas d’Henri Paulin Panon Desbassayns. Celui-ci, le plus gros propriétaire d’esclaves de l’ile (497 esclaves en 1795), n’a manifestement reçu aucune éducation de base. Son orthographe, en particulier, est ultra-fantaisiste, même pour un siècle qui s’en souciait peu. Mais Panon est non seulement un homme très sensé, mais un esprit curieux, ouvert à la culture européenne. Il lit, s’intéresse aux nouveautés et ses carnets le montrent très réceptif aux problèmes et manifestations révolutionnaires qu’il côtoie dans le Paris de 1790. Nous n’avons pu repérer son entrée dans la Maçonnerie, mais A. Le Bihan relève sa présence, ainsi que celle de ses deux fils Julien-Paulin et Henri-Charles, en 1791, parmi les affiliés de la loge parisienne, « La Réunion des Amis Intimes ». Henri-Paulin est même officier du Grand Orient.

 

Faute de documentation, il est difficile de se faire une idée précise des travaux de la Loge et des discussions qui l’animent…

 

On constate toutefois que, fidèle à sa vocation, la Maçonnerie veut d’abord être une école de formation des individus: le 6 mars 1781, le Vénérable De Villarmoy présente une planche « sur les dangers de la médisance et de l’ironie, sur la nécessité de porter dans la société le caractère de douceur et d’honnêteté qui doit être l’essence de l’état de vrai maçon ».

 

La Loge mène aussi une importante œuvre charitable. A l’endroit, tout d’abord, de ses adhérents. Le 3 mars 1778, il est décidé que Deschamps et Roudie iront visiter les Maçons dans le besoin et leur distribuer les largesses de leurs frères. Celles-ci permettent par exemple à Mignot de subsister jusqu’à ce que d’heureux héritages, en France, rétablissent sa fortune et justifient, le 24 juin 1780, la suppression de l’assistance que la loge lui accordait.

 

L’action de bienfaisance s’exerce plus largement au niveau insulaire. D’après une pétition du Bureau de Charité présentée à l’assemblée Générale le 7 juillet 1790, les Maçons offrent « de prendre à un prix fixé tous les ouvrages de coton qui pourraient être fabriqués dans l’Ile par les femmes indigentes ». Sans doute aussi inspirent-ils le programme de formation professionnelle des jeunes gens pauvres lancé par ce Bureau dans les débuts de la Révolution, programme d’inspiration très novatrice dans une société sclérosée par l’esclavage mais qui échouera malheureusement faute de moyens financiers.

 

Mais le rôle essentiel de la Franc-•Maçonnerie nous paraît d’avoir inspiré l’intense travail de réflexion et de critique accompli tantôt par, tantôt contre l’administration royale. Les dernières années de l’Ancien Régime voient en effet une profusion de mémoires exposant les problèmes de l’ile et proposant des réformes dont beaucoup sont signés par des Maçons.

Toutefois cette effervescence intellectuelle, animée par la Maçonnerie, n’était pas pour elle sans danger. Déjà, en 1783, un violent conflit avait opposé

« La Parfaite Harmonie » à sa filiale de Port-Louis qui, lasse de supporter sa tutelle, avait procédé seule, le 21 juin, à une nouvelle installation de ses dignitaires. Et sans doute la fièvre couvait-elle à l’intérieur même de « La Parfaite Harmonie » puisque, malgré son appartenance maçonnique, Charpentier de Cossigny se voyait obligé en 1788 de fermer provisoirement la Loge (il fait allusion à cette fermeture, sans toutefois en préciser les raisons exactes, dans une lettre à De Tourris du 18 juin 1790).

 

IV – LE ROLE DE LA FRANC-MACONNERIE PENDANT L’EPOQUE REVOLUTIONNAIRE

 

Comme il était prévisible, la Maçonnerie marque profondément de son empreinte l’époque révolutionnaire à La Réunion. Tout d’abord, « la maison dite de la loge » sert de local aux Assemblées générale et coloniale, premiers organes représentatifs des colons, du 25 mai à novembre 1790. A cette date, les élus partent temporairement siéger à Saint-Paul, rendant le temple aux travaux de « La Parfaite Harmonie » dont Cossigny a autorisé la reprise le 18 juin. Un temple qui a d’ailleurs quelque peu souffert de la présence prolongée des députés puisque, le 3 février 1791, le frère Robert présente à l’Assemblée coloniale un état des réparations indispensables.

 

Ensuite, le rituel maçonnique parait influencer le fonctionnement des Assemblées. Leurs règlements insistent en effet sur la dignité que doivent toujours conserver les débats, sur la nécessité de garder le silence lorsque quelqu’un expose son point de vue, sur l’interdiction, pour tout député, de prendre plus de deux fois la parole sur un même sujet sans la permission expresse de l’Assemblée …. Ils autorisent aussi le Président à imposer le calme par l’injonction « à l’ordre ».

 

Enfin et surtout, la Maçonnerie inspire le courant de réformes qui, tout au moins dans la première phase de la Révolution, caractérise la période. Déplorant les progrès du « délire » révolutionnaire dans les Mascareignes, le gouverneur général Conway écrit à Cossigny, le 26 mars 1790 : « enfin nous avons nos Ricard et vous avez vos Greslan ». Si cette manière désabusée de réduire le phénomène de masse qu’a été la Révolution à l’agitation de deux individus est objectivement fausse et caricaturale, il est exact que Ricard de Bignicourt et Greslan ont joué un rôle déterminant dans le déclenchement du processus réformateur. Or le premier, négociant au Port-Louis, dont les démêlés avec l’administration royale ont été retentissants, a été le premier Vénérable de « La Triple Espérance » ; et le second dirigeait « La Parfaite Harmonie » en 1788.

 

Le pourcentage de Maçons, reconnaissables à leurs signatures, est important dans les Assemblées coloniales, surtout durant le premier âge révolutionnaire, libéral et optimiste. Des Maçons légistes comme Greslan ou le notaire Chauvet, membres de multiples commissions, ont joué un grand rôle dans l’élaboration de la législation nouvelle. Plusieurs Maçons ont aussi représenté les Mascareignes à l’Assemblée nationale, tels Bertrand, envoyé par Bourbon, le seul député des colonies ayant siégé à la Législative, ou De Missy et Gouly, élus de l’Ile de France, l’un à la Constituante, l’autre à la Convention.

 

Cette part active des Maçons à la vie politique a d’ailleurs provoqué certaines critiques, au moins indirectes. Ainsi une faction conservatrice, contestant les premières élections dionysiennes à l’Assemblée générale, dénonce, dans une pétition du 16 mai 1790, les irrégularités qui se seraient commises dans le Temple, transformé pour l’occasion en bureau de vote :

 

« La cuisine de cette loge était devenue publique ; le vin, la bière y étaient prodigués ; les noms de ceux à élire étaient inscrits sur les murailles ; on se permettait sur leur compte des sarcasmes, cependant ils étaient élus; quelques-uns même trinquèrent avec les électeurs. •. « .

 

Dans l’ensemble, leurs options philosophiques incitent les Maçons à accueillir favorablement la République. Leur enthousiasme se reflète parfaitement dans les multiples écrits de Jean Baptiste Martin Saint-Lambert, une des personnalités les plus en vue de Saint-Leu, infatigable mais (malheureusement) médiocre poète, qui par exemple, le 12 mars 1793, offre aux députés, les « Pères de la Colonie », une « Oraison d’un Citoyen Républicain Français à l’Etre Suprême qui a délivré la Nation de la tyrannie », dans laquelle il célèbre « cette triple, mais indivisible forme géométriquement reconnue comme la meilleure dans l’ordre civil et politique, Liberté, Egalité et Unité ».

 

Certains Maçons s’engagent très avant dans le mouvement réformateur. Ainsi, malgré sa richesse et sa position de notable, Greslan peut-il être considéré comme un des inspirateurs du sans-culottisme réunionnais. Parmi les Maçons ardemment républicains figurent de nombreux corsaires: à l’Ile de France, Surcouf, Labat, Le Même ; à La Réunion, Allègre et surtout Ripaud Montaudevert : celui-ci, échoué sur les côtes de l’Inde, fonde à Seringapatam un Club des Amis de la Liberté et de l’Egalité dont le fronton s’orne de cette étonnante inscription « Mort aux Tyrans, excepté au Citoyen Tippou Sahib, ami de la France » !

 

Cependant d’autres Maçons s’effarent des audaces révolutionnaires. Ainsi Mac Nemara, d’origine irlandaise, commandant de la station navale de l’océan Indien, apparaît-il aux yeux de la population de Port-Louis, en octobre 1790, comme le principal obstacle à la marche en avant de la Révolution. Il sera, durant toute l’époque révolutionnaire aux Mascareignes, la seule victime de la fureur populaire spontanée et la tradition rapporte que, poursuivi par ceux qui vont le massacrer,  il lance désespérément le cri de détresse du Maçon : « à moi les enfants de la Veuve ! ». A La Réunion, un autre gouverneur Franc-Maçon, le général Duplessis, arrivé en 1792, sera arrêté en 1794 par les sans-culottes pour ses sympathies royalistes notoires. Et vers la même date, De Tourris, qui dirigeait le chapitre en 1790, sera un des principaux animateurs de la Société des Amis de l’Ordre, d’inspiration manifestement contre-révolutionnaire.

 

Tout laisse à penser que les querelles politiques ont finalement affaibli la Maçonnerie réunionnaise. Si le 5 septembre 1796 celle-ci s’enrichit, à Saint-André, d’une nouvelle loge baptisée « Les Amis Réunis », en revanche, le 17 juillet 1797, « L’Heureuse Rencontre » s’éteint, en offrant son local à la municipalité de Saint-Paul pour en faire une école. Et même si les lacunes de la documentation interdisent de le prouver, il semble que vers 1795, l’activité de « La Parfaite Harmonie » se ralentisse considérablement.

 

Avec le régime bonapartiste, la Maçonnerie connaît au contraire un nouveau lustre dans l’île. Les gouverneurs Magallon de la Morlière et Des Brulys figurent en bonne place parmi les animateurs de ce renouveau. Un renouveau sans doute pas entièrement désintéressé car ouvertement encouragé par un pouvoir qui souhaite conforter son autorité par l’influence de la Maçonnerie et peuple de ses créatures les rangs de ses dignitaires. Mais un renouveau durable puisque, de 1810 à 1815, les dirigeants anglais, le général Keating ou le gouverneur Farquhar sont eux-mêmes d’actifs Francs-Maçons. Et qu’en 1816 « La Parfaite Harmonie » peut donner naissance à une nouvelle loge à l’Orient de Saint-Denis, « L’Amitié ».

 

 

En conclusion, on ne saurait trop insister sur l’importance du rôle culturel et social de la Maçonnerie dans La Réunion de la fin du XVIIIe siècle. Les loges ont servi de relais privilégié pour la diffusion des idées nouvelles dans un milieu beaucoup moins ignare et fermé qu’une certaine tradition littéraire voudrait le laisser croire.

 

Indéniablement, la Maçonnerie a inspiré le courant de réformes et de progrès qui marque cette période. Nombre de ses adhérents ont certainement été, comme l’écrit encore Martin Saint-Lambert, « enivrés du plus pur enthousiasme de la Liberté et de l’Egalité ». S’il faut regretter qu’en dehors de quelques isolés, comme Allègre, les Maçons de l’époque ne soient pas allés jusqu’à souhaiter une complète égalité raciale et jusqu’à prôner l’abolition de l’esclavage, il n’en demeure pas moins que la Maçonnerie a grandement contribué à la propagation et même à la concrétisation, à La Réunion, de certains des idéaux les plus nobles de la philosophie des Lumières.

 

 

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